Je chante, tu tètes, elle s’étonne…
Scène « banale » dans une petite chorale québécoise ; toute ressemblance avec des personnes réelles est délibérément voulue.
Caroline est venue à la répétition avec son dernier-né. Le bambin de cinq mois affiche des rondeurs réjouies et une taille au-dessus de la moyenne. Sa maman l’allaite tout en chantant. Ça doit être bon pour l’ocytocine (1) : la déglutition du gastronome en couche scande joyeusement une chanson de Guy Richer ! La vie, quoi…
À la pause, une des choristes demande :
– Que lui donnes-tu à manger quand il a vraiment faim ?
– Je l’allaite…
– Oui, mais qu’est-ce qu’il mange ?
– Bien… du lait maternel.
– Quoi ? Seulement du lait maternel ? À son âge ?
– Il n’a pas encore six mois, il n’y a pas d’urgence à diversifier son alimentation.
– Dis-moi pas qu’un si gros bébé se nourrit uniquement de lait maternel !
Mine très fière de Caroline.
– Si ! C’est avec mon lait qu’il grandit comme cela.
Moue dubitative de son interlocutrice.
– Et dire que mon médecin m’avait conseillé de commencer à nourrir les miens dès six semaines.
Là, je ne peux m’empêcher de mettre mon grain de sel.
– Les nourrir dès six semaines, dis-tu ? Mais avant cela, tu les nourrissais bien au sein, non ?
– Oui, mais le sein, c’est juste assez pour les tout petits… Enfin, c’est ce qui se disait à l’époque.
Elle regarde le bébé qui sourit.
– Il faut le voir pour le croire. Rien qu’avec du lait maternel… (soupir) Si j’avais su… Dès que j’ai introduit des purées, mon lait a diminué, ce qui m’a fait croire que, effectivement, il était temps que je commence à lui donner autre chose.
– C’est dommage, intervient Caroline ; plus un bébé tète et plus il y a du lait, justement.
Outre sa motivation à allaiter, Caroline a cherché et reçu une information pertinente et suffisante pour faire face à des remarques comme celles de sa voisine. Celle-ci ne faisait que relayer ce qui lui avait été appris.
Les jeunes mères qui allaitent avec bonheur font la meilleure promotion de l’allaitement, dans leur famille, leurs lieux de loisirs, leur voisinage, etc. Bien informées, elles se sentent plus solides face à une culture qui n’a pas encore intégré la notion d’allaitement exclusif, surtout s’il dure plusieurs mois.
Nous apprenons, vous comprenez, elles sourient
Nos lointaines ancêtres vivaient avec leurs enfants et les nourrissaient à la demande, de jour comme de nuit. La proximité et l’allaitement exclusif furent longtemps une évidence et pas un débat d’expert, ni une question sociétale complexe.
La proximité parents-bébé permet à ceux-ci d’observer les manifestations du tout petit. Des yeux ouverts, un regard attentif qui cherche à accrocher, des gestes doux, en flexion et dans leur direction, sont autant de signes de recherche de contact.
La tête qui se tourne vers le sein, la bouche ouverte « qui cherche », les mouvements de succion, la salivation, les rapprochements main-bouche sont autant de signes que le bébé est prêt à téter. Observer son bébé et répondre à ce premier langage corporel, sans attendre qu’il pleure, est plus confortable pour tout le monde. C’est ce que l’on appelle, pour les premiers temps, l’allaitement à l’éveil et aux signes que le bébé est prêt à téter.
Les jeunes mères confient qu’elles ne savent pas pourquoi leur bébé pleure, croyant là faire aveu d’incompétence. En fait, un nouveau-né a, au départ, une demande très globale et peu différenciée. Durant la vie intra-utérine, il a « enregistré » toute une série de sensations qui lui sont devenues familières : être contenu, avoir chaud partout, être nu, être collé sur quelqu’un de vivant, être bercé, entendre dans l’eau et en permanence une voix, une respiration ou des bruits corporels, etc.
Quand il se réveille « à l’extérieur », notre monde est tellement surprenant : des lumières vives, la pesanteur terrestre et la sensation de son poids, des sons en direct dans l’air, des odeurs nouvelles et très variées, des objets durs, des plans plats, des vêtements. Pas étonnant qu’il recherche aussi avidement des sensations connues : retrouver la chaleur, les bercements, l’odeur de maman, le son de sa voix ou des voix qu’il connaît, le battement d’un cœur, être collés en peau à peau.
Plus le bébé est proche de sa mère ou son père, plus il reçoit des signaux sensoriels réconfortants. Et être au sein, c’est vraiment de la super-proximité. Et c’est pour cela qu’il s’y sent bien et qu’il le recherche. Lui, il ne sait pas ce que c’est de manger et n’a aucune idée de ses besoins alimentaires. À sa naissance, il n’a, jusque là, jamais vu un sein maternel, mais il y va : les sensations sont agréables, il peut téter et déglutir, ce qu’il a déjà expérimenté durant sa vie intra-utérine. Cette nouvelle expérience, bien vécue, lui donne envie de recommencer.
Alors, quand un bébé cherche le sein, est-ce pour manger, se rassurer, les deux ?
Après tout, peu importe. Plus il prend du colostrum (2) et mieux il se porte, mieux il démarre la lactation. Pourquoi le rationner ? Il ne risque pas la suralimentation.
Ce n’est qu’avec le temps qu’un bébé fera la différence entre les différents plaisirs et interactions avec ses proches. Tantôt il se satisfera des bras, ou d’un bain, ou d’un massage, tantôt il réclamera plus explicitement le sein. Les manifestations et les pleurs deviendront plus variés et plus faciles à interpréter. Alors il deviendra pertinent de parler d’allaitement à la demande puisque le bébé sait ce qu’il demande.
Ingrid Bayot
Infirmière et sage-femme de formation belge. Détentrice d’un diplôme universitaire en allaitement maternel à la Faculté de Médecine de Grenoble (France), elle est formatrice agréée à l’Institut Co-Naître®. Résidente permanente au Québec depuis 1996, elle anime dans toute la province des conférences et des formations sur l’adaptation néonatale, les rythmes du nouveau-né et l’allaitement maternel, le post-partum au féminin. www.ingridbayot.ca | www.lasourceensoi.com
(1) L’ocytocine est l’hormone qui fait s’éjecter le lait, mais pas seulement : elle prédispose aux sentiments empathiques.
(2) Le colostrum est le premier lait que le bébé reçoit dès sa naissance.